Camille Lemonnier (1844-1913) "Et l’homme parti, elle traînait son ventre dans la maison encore vide d’enfant. C’était la première fois qu’elle sentait remuer en elle la semence d’amour. Ils s’étaient mariés au dernier Saint-André, lui, grand, fort, râblé, le front doux, le geste bourru, le cœur vaillant, toujours à la peine . elle, petite femme mamelue et saine, largement plantée sur ses pieds. La noce avait duré deux jours, l’un qu’on avait passé chez les parents de Tys, l’autre chez les parents de Ka. Et enfin la troisième nuit, ils avaient couché dans leur maison, deux chambres en bas, le long de la route, et un grenier sous le toit. Puis, le lendemain, un lundi, Tys avait noué dans un drap de serge quatre pains de deux livres . il avait embrassé sa conjointe sur les joues et dans le cou . debout sur le seuil, elle l’avait suivi des yeux, marchant à grandes enjambées dans la campagne. Le samedi soir, ensuite, comme elle regardait au loin, une main sur les yeux, elle avait aperçu, par delà les dernières maisons, son homme qui allait à pas rapides . et un nuage montait droit derrière lui, dans le soleil bas à l’horizon. Et il était resté dans la chaleur de son giron deux nuits et un jour . et de nouveau, ensuite, il avait tassé ses quatre pains dans le drap de serge . et il avait marché vers la ville. Il en avait été ainsi de chaque semaine, pendant des mois. Du lundi au jeudi, la fumée de sa pipe cessait d’obscurcir le plafond . elle regardait dans ses habits pendus au crochet l’homme qu’il y avait laissé en partant . et en même temps, dolente, les mains sur les genoux, elle le sentait bouger dans son flanc, vivant à travers l’enfant." Récit de 7 histoires. "La Génèse" - "La Glèbe" - "Les concubins" - "Les Pidoux et les Colasse" - "Le pèlerinage" - "Le suaire d'amour" - "Un marché"