René Bazin (1853-1932) "Ils sortaient des ateliers et des usines de la Ville-en-Bois, les mains et le visage rouillés par la fumée, par les débris du fer, du cuivre, du tan, par la poussière qui vole autour des poulies en marche. Sept heures sonnaient encore à des horloges en retard, et c’était vers la fin de mai. Une douceur était dans l’air. Ils sortaient. Le ronflement des machines diminuait . au-dessus des cheminées de brique, les spirales de charbon en poudre commençaient à s’amincir . des voix s’élevaient entre les murs de la rue de la Hautière et du vieux chemin de Couëron, dans la partie haute de Nantes, voisine de Chantenay. Heure saisissante où le travail lâche son armée par la ville ! Recrues, vétérans, filles, femmes, petits auxquels on aurait donné dix ans, si le timbre de leur voix et la perversité précoce des mots n’avaient révélé en eux de jeunes hommes, ils se divisaient au-delà des portes des usines, montaient, descendaient, coupaient par les ruelles, vers le gîte où la soupe les attendait. Les groupes se formaient en route. Les femmes retrouvaient leurs maris . les frères, les amants, les camarades logés dans le même garni se rejoignaient, sans hâte, sans plaisir apparent. Quelque chose de morne et d’usé, même chez les jeunes, ternissait l’éclat des regards . le poids de la journée pesait sur tout ce monde, et la faim commandait en eux. On se disait de grosses choses lourdes, des plaisanteries sans entrain, des bonsoirs rapides. Cependant, il y avait, çà et là, des visages roses de gamines . des têtes imberbes et vagues de jeunes Bretons des pays d’Auray et de Quimper, que l’usine n’avait pas encore entamés . des yeux qui s’en allaient, levés, avec un rêve . quelques anciens, rudes comme de vieux soldats, qui tenaient dans leurs mains des mains d’enfants, et marchaient sans rien dire, dans une joie lasse et muette. Le vent soufflait de la Loire, de la mer lointaine. Des grappes de lilas, débordant l’arête des murs, en deux ou trois endroits pendaient sur la foule grise." Nantes, fin du XIXe siècle. Henriette Madiot, une ouvrière modiste élevée par un oncle licencié pour accident, fait tout ce qu'elle peut afin de soulager la misère qui l'entoure...
Number of pages : 194
Publication date :
Editor : La Gibecière à Mots